L’accompagnement, et en particulier l’accompagnement des vulnérabilités, est un sujet sur lequel vous travaillez de longue date. Pourriez-vous nous en parler ?
Bertrand Hagenmüller : C’est effectivement une problématique pour laquelle j’ai un intérêt particulier, comme sociologue et comme réalisateur de films documentaires. Sur le premier point, cela fait une dizaine d’années que j’interviens dans les EHPAD autour de la bientraitance et de l’accompagnement des résidents, notamment des résidents Alzheimer, tout en travaillant aussi sur la protection de l’enfance, l’insertion ou encore le handicap. Je participe également régulièrement à des conférences sur le sujet, et suis formateur auprès des professionnels du social et du médico-social. En tant que réalisateur, « Les Esprits Libres » est le troisième volet d’une réflexion initiée avec les documentaires « Prendre Soin » et « Première Ligne ».
En quoi consistent-ils ?
Bertrand Hagenmüller : Le premier a été tourné en immersion auprès de quatre soignants en EHPAD, afin de montrer la réalité d’un métier exercé avec intelligence et humanité, malgré les souffrances inhérentes à la maladie et les difficultés propres à cet accompagnement. Sorti au cinéma en 2019, il sera rediffusé en fin d’année sur La Chaîne Parlementaire et donnera lieu à un débat. Pour « Première Ligne », une partie des équipes de « Prendre Soin » a souhaité rendre hommage au médecin coordonnateur de l’établissement, décédé entre-temps des suites du Covid-19, en filmant son quotidien entre avril 2020 et avril 2021. C’était là une période particulière, car nous étions dans les premiers mois de la pandémie. « Première Ligne » offre donc un témoignage de l’intérieur qui est notamment venu questionner la notion de solidarité en temps de crise.
Bertrand Hagenmüller : C’est effectivement une problématique pour laquelle j’ai un intérêt particulier, comme sociologue et comme réalisateur de films documentaires. Sur le premier point, cela fait une dizaine d’années que j’interviens dans les EHPAD autour de la bientraitance et de l’accompagnement des résidents, notamment des résidents Alzheimer, tout en travaillant aussi sur la protection de l’enfance, l’insertion ou encore le handicap. Je participe également régulièrement à des conférences sur le sujet, et suis formateur auprès des professionnels du social et du médico-social. En tant que réalisateur, « Les Esprits Libres » est le troisième volet d’une réflexion initiée avec les documentaires « Prendre Soin » et « Première Ligne ».
En quoi consistent-ils ?
Bertrand Hagenmüller : Le premier a été tourné en immersion auprès de quatre soignants en EHPAD, afin de montrer la réalité d’un métier exercé avec intelligence et humanité, malgré les souffrances inhérentes à la maladie et les difficultés propres à cet accompagnement. Sorti au cinéma en 2019, il sera rediffusé en fin d’année sur La Chaîne Parlementaire et donnera lieu à un débat. Pour « Première Ligne », une partie des équipes de « Prendre Soin » a souhaité rendre hommage au médecin coordonnateur de l’établissement, décédé entre-temps des suites du Covid-19, en filmant son quotidien entre avril 2020 et avril 2021. C’était là une période particulière, car nous étions dans les premiers mois de la pandémie. « Première Ligne » offre donc un témoignage de l’intérieur qui est notamment venu questionner la notion de solidarité en temps de crise.
Et pour « Les Esprits Libres » ?
Bertrand Hagenmüller : Cette résidence artistique de création théâtrale a réuni, quinze jours durant, neuf soignants et neuf résidents d’unités Alzheimer au manoir de Kerpol, dans le Finistère. Il y avait également des musiciens, une dramathérapeute, une poétesse, l’équipe technique du film, ainsi que deux jeunes enfants de soignants. Nous avons ainsi pu créer, sous la direction de la dramathérapeute, une pièce de théâtre itinérante dans les différentes salles du manoir, autour du thème de la liberté. Le spectacle a été présenté à une trentaine de personnes venues des alentours, et ce projet inédit donnera lieu à un long métrage qui sortira au cinéma l’an prochain.
Que cherchez-vous à montrer ?
Bertrand Hagenmüller : Mon objectif est de notamment rendre visible la maladie d’Alzheimer et son accompagnement à un public plus large que les soignants ou aidants, en sortant quelque peu du seul registre thérapeutique. Il s’agit certes d’une maladie tragique, difficile à vivre pour tous ceux qui y sont confrontés. Mais faut-il pour autant l’inscrire systématiquement et strictement dans un cadre institutionnalisé ? Une personne atteinte de la maladie Alzheimer n’en perd pas son individualité, il y a encore de la vie, une volonté de partager et de vivre ensemble. J’ai donc souhaité mettre cet aspect en valeur, tout en témoignant de la beauté des relations qui se tissent avec les soignants et les aidants – y compris avec les collaborateurs extérieurs, notamment les musiciens et l’équipe technique, qui étaient au départ très peu familiarisés avec la maladie. J’ai pour ma part été sidéré par la force des liens qui se sont créés, par la beauté de l’engagement dont tous ont fait preuve.
Bertrand Hagenmüller : Cette résidence artistique de création théâtrale a réuni, quinze jours durant, neuf soignants et neuf résidents d’unités Alzheimer au manoir de Kerpol, dans le Finistère. Il y avait également des musiciens, une dramathérapeute, une poétesse, l’équipe technique du film, ainsi que deux jeunes enfants de soignants. Nous avons ainsi pu créer, sous la direction de la dramathérapeute, une pièce de théâtre itinérante dans les différentes salles du manoir, autour du thème de la liberté. Le spectacle a été présenté à une trentaine de personnes venues des alentours, et ce projet inédit donnera lieu à un long métrage qui sortira au cinéma l’an prochain.
Que cherchez-vous à montrer ?
Bertrand Hagenmüller : Mon objectif est de notamment rendre visible la maladie d’Alzheimer et son accompagnement à un public plus large que les soignants ou aidants, en sortant quelque peu du seul registre thérapeutique. Il s’agit certes d’une maladie tragique, difficile à vivre pour tous ceux qui y sont confrontés. Mais faut-il pour autant l’inscrire systématiquement et strictement dans un cadre institutionnalisé ? Une personne atteinte de la maladie Alzheimer n’en perd pas son individualité, il y a encore de la vie, une volonté de partager et de vivre ensemble. J’ai donc souhaité mettre cet aspect en valeur, tout en témoignant de la beauté des relations qui se tissent avec les soignants et les aidants – y compris avec les collaborateurs extérieurs, notamment les musiciens et l’équipe technique, qui étaient au départ très peu familiarisés avec la maladie. J’ai pour ma part été sidéré par la force des liens qui se sont créés, par la beauté de l’engagement dont tous ont fait preuve.
Cette expérience est donc pour vous l’occasion d’initier une réflexion en faveur de nouvelles modalités d’accompagnement des malades Alzheimer.
Bertrand Hagenmüller : « Les Esprits Libres » permet en effet d’imaginer une nouvelle matrice, mieux ancrée dans la vie réelle. Elle ne peut certes pas être recréée telle quelle dans un EHPAD, mais elle n’en demeure pas moins viable pour envisager une nouvelle approche permettant de maintenir le lien avec l’environnement social et les capacités motrices des résidents, de favoriser le dialogue, de recouvrer le sentiment d’appartenance à un groupe. C’est un hommage vibrant à la vie et au vivant, au-delà des enfermements psychiques et institutionnels.
Dr Laure Jouatel : Cette réflexion rejoint celle que je mène déjà à l’échelle du Groupe LNA Santé dans le cadre de la démarche SENS,* qui se focalise justement sur l’accompagnement des personnes atteintes de maladies neuro-évolutives en cherchant à questionner la relation à l’autre, à amener les soignants à considérer cet accompagnement sous un autre prisme. Notre méthodologie de travail a d’ailleurs porté ses fruits et est aujourd’hui mise en œuvre au sein des établissements du groupe. En parallèle, je collabore également avec le Laboratoire des solutions de demain de la CNSA, où ce sujet est évoqué en lien avec les principes fondamentaux que sont la liberté, la citoyenneté, la participation quotidienne à la vie de la structure ou encore la qualité des soins prodigués. « Les Esprits Libres » a donc été pour moi l’occasion de poursuivre et de nourrir cette réflexion, et j’y ai pris part avec le soutien du Dr Joséphine Bertin, responsable du Pôle recherche du Groupe LNA, d’Éva Briand, attachée de recherche clinique, et du Dr Kevin Charras, directeur et co-fondateur du Living Lab Vieillissement et Vulnérabilités au CHU de Rennes.
Pourquoi avoir voulu y porter un regard plus scientifique ?
Dr Laure Jouatel : Cette démarche est complémentaire à celle de Bertrand Hagenmüller. Nous cherchons tous les deux à casser quelque peu les codes en matière d’accompagnement des personnes Alzheimer, mais il faut pour cela également acculturer les professionnels, notamment le corps médical. Mon rôle a donc été d’apporter une méthodologie de recherche rigoureuse, afin d’analyser l’impact de cette résidence artistique sur la qualité de vie et le bien-être des patients. J’ai alors mené un certain nombre d’évaluations quantitatives (échelles de qualité de vie, comportementale, autonomie…), ainsi qu’une série d’entretiens semi-directifs sur site auprès des trois publics concernés – les soignants, les résidents et les artistes – afin de croiser leurs regards et en tirer des enseignements utiles.
Bertrand Hagenmüller : « Les Esprits Libres » permet en effet d’imaginer une nouvelle matrice, mieux ancrée dans la vie réelle. Elle ne peut certes pas être recréée telle quelle dans un EHPAD, mais elle n’en demeure pas moins viable pour envisager une nouvelle approche permettant de maintenir le lien avec l’environnement social et les capacités motrices des résidents, de favoriser le dialogue, de recouvrer le sentiment d’appartenance à un groupe. C’est un hommage vibrant à la vie et au vivant, au-delà des enfermements psychiques et institutionnels.
Dr Laure Jouatel : Cette réflexion rejoint celle que je mène déjà à l’échelle du Groupe LNA Santé dans le cadre de la démarche SENS,* qui se focalise justement sur l’accompagnement des personnes atteintes de maladies neuro-évolutives en cherchant à questionner la relation à l’autre, à amener les soignants à considérer cet accompagnement sous un autre prisme. Notre méthodologie de travail a d’ailleurs porté ses fruits et est aujourd’hui mise en œuvre au sein des établissements du groupe. En parallèle, je collabore également avec le Laboratoire des solutions de demain de la CNSA, où ce sujet est évoqué en lien avec les principes fondamentaux que sont la liberté, la citoyenneté, la participation quotidienne à la vie de la structure ou encore la qualité des soins prodigués. « Les Esprits Libres » a donc été pour moi l’occasion de poursuivre et de nourrir cette réflexion, et j’y ai pris part avec le soutien du Dr Joséphine Bertin, responsable du Pôle recherche du Groupe LNA, d’Éva Briand, attachée de recherche clinique, et du Dr Kevin Charras, directeur et co-fondateur du Living Lab Vieillissement et Vulnérabilités au CHU de Rennes.
Pourquoi avoir voulu y porter un regard plus scientifique ?
Dr Laure Jouatel : Cette démarche est complémentaire à celle de Bertrand Hagenmüller. Nous cherchons tous les deux à casser quelque peu les codes en matière d’accompagnement des personnes Alzheimer, mais il faut pour cela également acculturer les professionnels, notamment le corps médical. Mon rôle a donc été d’apporter une méthodologie de recherche rigoureuse, afin d’analyser l’impact de cette résidence artistique sur la qualité de vie et le bien-être des patients. J’ai alors mené un certain nombre d’évaluations quantitatives (échelles de qualité de vie, comportementale, autonomie…), ainsi qu’une série d’entretiens semi-directifs sur site auprès des trois publics concernés – les soignants, les résidents et les artistes – afin de croiser leurs regards et en tirer des enseignements utiles.
Comment avez-vous procédé, plus concrètement ?
Dr Laure Jouatel : Lors de ces entretiens, j’ai à chaque fois abordé trois points. Le cadre de vie d’abord, à la fois intergénérationnel et collectif, placé sous le signe du vivre-ensemble et qui a donc questionné les notions de sécurité et de liberté. La qualité de la relation entre le soignant et le malade ensuite, un point fondamental car la résidence artistique a justement favorisé un nouveau sentiment d’appartenance, qui a été vecteur de sens dans la relation aux autres. Et enfin, le recours à l’art comme médiateur. Il ne s’agit pas d’évoquer ici l’art-thérapie, qui est déjà bien implantée dans les EHPAD, mais bien l’art comme fil conducteur d’une vie en collectivité, une approche à mon sens reproductible dans les structures de demain. L’apport de la musique et du chant, en particulier, a été central pour les trois publics, et notamment les patients. Les résultats de cette étude devraient être publiés début 2023 pour justement initier une réflexion nouvelle et contribuer à faire bouger les lignes.
Quel regard portez-vous aujourd’hui sur cette expérimentation ?
Dr Laure Jouatel : Le vivre-ensemble, le partage des tâches et de la vie quotidienne, la simplicité du rapport à l’autre ont certes été favorisés par le contexte particulier de la résidence artistique. Mais il n’en demeure pas moins que nous disposons désormais d’un terreau fertile pour ouvrir la réflexion et l’inscrire dans une vision sociétale autour de l’accompagnement que nous pouvons proposer aux personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer – et, plus globalement, de l’accompagnement des vulnérabilités.
Bertrand Hagenmüller : Naturellement, les EHPAD font aujourd’hui face à de nombreux autres défis auxquels il faudra également répondre, notamment en ce qui concerne les conditions de travail des équipes soignantes. Mais il convient aussi de s’interroger sur leur fonctionnement à huis clos, où la pathologie est uniquement affaire d’experts, où les résidents sont uniquement considérés sous le prisme de la maladie et rarement en tant que personnes à part entière. Ils ont donc peu d’occasions de tisser des liens avec l’extérieur. Cette problématique ne concerne d’ailleurs pas uniquement les EHPAD : nous la retrouvons dans la protection de l’enfance, dans le handicap. Il s’agit d’un choix de société, d’une « pathologie » collective, culturelle et sociale de notre époque.
Pourriez-vous évoquer quelques pistes issues de la matrice née des « Esprits Libres » ?
Bertrand Hagenmüller : Plusieurs enseignements peuvent nourrir les réflexions autour de l’EHPAD de demain. Par exemple, la mixité intergénérationnelle, avec notamment la présence de jeunes enfants, a eu un impact très positif sur les personnes Alzheimer. La présence des musiciens aussi. Ce n’étaient pas des experts de la maladie, ils n’y avaient d’ailleurs jamais été directement confrontés auparavant. Et pourtant, à la fin de la résidence artistique, ils avaient « adopté » les malades et participaient pleinement à leur accompagnement. Ils posaient également beaucoup de questions, s’interrogeant sur certaines pratiques, ce qui pouvait parfois ébranler les certitudes des experts. Face à la réalité du quotidien des personnes Alzheimer, j’ai moi-même été amené à revoir certaines idées. Par exemple, avec la dramathérapeute, nous avions au départ créé une « chambre du souvenir », avec notamment des photos des résidents. L’initiative a rapidement été abandonnée, car ramener une personne à son passé ne faisait que la confronter à sa maladie, à l’y enfermer. Il fallait au contraire se concentrer sur le présent, là où résident la vie et les possibles.
D’autres exemples ?
Bertrand Hagenmüller : Tout le monde était logé à la même enseigne durant la résidence, dans le sens où le monde contribuait à la vie quotidienne. Plutôt que de demander aux malades de quoi ils avaient besoin, nous cherchions à savoir à quoi ils pouvaient contribuer. Ils étaient donc acteurs de la démarche plutôt qu’objet de soins, ce qui a une fois de plus été très favorablement accueilli. Nous nous étions également attachés à créer des repères positifs pour structurer les journées, comme l’organisation d’un bal tous les soirs. Un cadre ne doit pas forcément être limitant : donner des repères, c’est avant tout avoir un projet collectif.
La participation au théâtre a également été source d’enseignements…
Bertrand Hagenmüller : C’était effectivement passionnant. Nous nous sommes appuyés sur l’expertise d’Emanuela Barbone, la dramathérapeute qui avait déjà accompagné les équipes et les résidents sur des projets de création théâtrale. C’est assez rare dans les EHPAD pour être souligné. Pourtant cela ouvre de nombreux possibles, à commencer par le fait de prendre au sérieux de ce que disent les résidents atteints par la maladie d’Alzheimer. Nous le voyons clairement, les soignants qui sont le plus à l’aise dans leur pratique en unité Alzheimer sont ceux qui appliquent les règles du théâtre d’improvisation : savoir accueillir ce que l’autre nous dit pour entrer en dialogue. De cette manière les soignants sont quotidiennement dans un rapport de théâtre : ils tissent l’accompagnement en s’appuyant sur les fictions des résidents. Cette délicate humanité est très belle à observer au quotidien, elle l’est encore plus quand le théâtre devient central et crée un espace de fiction partagée.
Dr Laure Jouatel : En tout état de cause, cette expérimentation ne prétend pas apporter des réponses mais cherche à ouvrir le débat, à initier une réflexion collective. Alors certes, d’aucuns diraient que les patients Alzheimer ayant participé à la résidence étaient tous relativement autonomes, ce qui n’est clairement pas le cas de tous les malades. Il y a au sein des EHPAD des résidents très dépendants, polypathologiques, qui nécessitent des soins techniques lourds assurés par des professionnels formés. Pour autant, les questions posées au travers de l’expérimentation « Les Esprits Libres » sont universelles et s’appliquent à tous : il s’agit de réfléchir à ces lieux de soins, à la manière dont nous pourrions préserver le sens de la vie, y compris pour les personnes les plus sévèrement atteintes. Il nous faut sortir du débat sclérosant de ces dernières années, avec la dichotomie entre des EHPAD lieux de soins et des EHPAD lieux de vie.
Le mot de la fin ?
Bertrand Hagenmüller : Il nous faut également dépasser cette position un peu stérile, qui veut que le volet médical soit le seul légitime pour la prise en charge des personnes Alzheimer. Il est tout à fait possible de proposer un accompagnement médical sérieux, tout en préservant l’individualité des personnes, en mettant de la vie et de la joie dans leur quotidien. Pourquoi toujours opposer ces deux visions ? Ces personnes vivent encore, elles continuent de rire, de partager avec ceux qui les entourent. Arrêtons de sacrifier cette vie au prétexte de les protéger ! La réflexion que nous cherchons à initier est donc d’ordre éthique, philosophique, elle interroge aussi l’opposition entre le domicile et l’institution. Il y a ici tout un monde à inventer, une souplesse à trouver, des plans d’actions collectives à mettre en place. La marge de progression est énorme et bouscule sans doute de nombreuses certitudes, mais aussi les organisations, les modalités de financement, la division du travail. D’où la nécessité de porter également le débat au niveau politique.
* Voir l’article « Pathologies neuro-évolutives : l’exemplaire démarche SENS du Groupe LNA », publié dans Ehpadia #28 (juillet 2022, pages 08-11).
- Pour suivre le travail de Bertrand Hagenmüller, rendez-vous sur https://www.bertrand-hagenmuller.com
Article publié dans le numéro d'octobre d'Ehpadia à consulter ici
Dr Laure Jouatel : Lors de ces entretiens, j’ai à chaque fois abordé trois points. Le cadre de vie d’abord, à la fois intergénérationnel et collectif, placé sous le signe du vivre-ensemble et qui a donc questionné les notions de sécurité et de liberté. La qualité de la relation entre le soignant et le malade ensuite, un point fondamental car la résidence artistique a justement favorisé un nouveau sentiment d’appartenance, qui a été vecteur de sens dans la relation aux autres. Et enfin, le recours à l’art comme médiateur. Il ne s’agit pas d’évoquer ici l’art-thérapie, qui est déjà bien implantée dans les EHPAD, mais bien l’art comme fil conducteur d’une vie en collectivité, une approche à mon sens reproductible dans les structures de demain. L’apport de la musique et du chant, en particulier, a été central pour les trois publics, et notamment les patients. Les résultats de cette étude devraient être publiés début 2023 pour justement initier une réflexion nouvelle et contribuer à faire bouger les lignes.
Quel regard portez-vous aujourd’hui sur cette expérimentation ?
Dr Laure Jouatel : Le vivre-ensemble, le partage des tâches et de la vie quotidienne, la simplicité du rapport à l’autre ont certes été favorisés par le contexte particulier de la résidence artistique. Mais il n’en demeure pas moins que nous disposons désormais d’un terreau fertile pour ouvrir la réflexion et l’inscrire dans une vision sociétale autour de l’accompagnement que nous pouvons proposer aux personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer – et, plus globalement, de l’accompagnement des vulnérabilités.
Bertrand Hagenmüller : Naturellement, les EHPAD font aujourd’hui face à de nombreux autres défis auxquels il faudra également répondre, notamment en ce qui concerne les conditions de travail des équipes soignantes. Mais il convient aussi de s’interroger sur leur fonctionnement à huis clos, où la pathologie est uniquement affaire d’experts, où les résidents sont uniquement considérés sous le prisme de la maladie et rarement en tant que personnes à part entière. Ils ont donc peu d’occasions de tisser des liens avec l’extérieur. Cette problématique ne concerne d’ailleurs pas uniquement les EHPAD : nous la retrouvons dans la protection de l’enfance, dans le handicap. Il s’agit d’un choix de société, d’une « pathologie » collective, culturelle et sociale de notre époque.
Pourriez-vous évoquer quelques pistes issues de la matrice née des « Esprits Libres » ?
Bertrand Hagenmüller : Plusieurs enseignements peuvent nourrir les réflexions autour de l’EHPAD de demain. Par exemple, la mixité intergénérationnelle, avec notamment la présence de jeunes enfants, a eu un impact très positif sur les personnes Alzheimer. La présence des musiciens aussi. Ce n’étaient pas des experts de la maladie, ils n’y avaient d’ailleurs jamais été directement confrontés auparavant. Et pourtant, à la fin de la résidence artistique, ils avaient « adopté » les malades et participaient pleinement à leur accompagnement. Ils posaient également beaucoup de questions, s’interrogeant sur certaines pratiques, ce qui pouvait parfois ébranler les certitudes des experts. Face à la réalité du quotidien des personnes Alzheimer, j’ai moi-même été amené à revoir certaines idées. Par exemple, avec la dramathérapeute, nous avions au départ créé une « chambre du souvenir », avec notamment des photos des résidents. L’initiative a rapidement été abandonnée, car ramener une personne à son passé ne faisait que la confronter à sa maladie, à l’y enfermer. Il fallait au contraire se concentrer sur le présent, là où résident la vie et les possibles.
D’autres exemples ?
Bertrand Hagenmüller : Tout le monde était logé à la même enseigne durant la résidence, dans le sens où le monde contribuait à la vie quotidienne. Plutôt que de demander aux malades de quoi ils avaient besoin, nous cherchions à savoir à quoi ils pouvaient contribuer. Ils étaient donc acteurs de la démarche plutôt qu’objet de soins, ce qui a une fois de plus été très favorablement accueilli. Nous nous étions également attachés à créer des repères positifs pour structurer les journées, comme l’organisation d’un bal tous les soirs. Un cadre ne doit pas forcément être limitant : donner des repères, c’est avant tout avoir un projet collectif.
La participation au théâtre a également été source d’enseignements…
Bertrand Hagenmüller : C’était effectivement passionnant. Nous nous sommes appuyés sur l’expertise d’Emanuela Barbone, la dramathérapeute qui avait déjà accompagné les équipes et les résidents sur des projets de création théâtrale. C’est assez rare dans les EHPAD pour être souligné. Pourtant cela ouvre de nombreux possibles, à commencer par le fait de prendre au sérieux de ce que disent les résidents atteints par la maladie d’Alzheimer. Nous le voyons clairement, les soignants qui sont le plus à l’aise dans leur pratique en unité Alzheimer sont ceux qui appliquent les règles du théâtre d’improvisation : savoir accueillir ce que l’autre nous dit pour entrer en dialogue. De cette manière les soignants sont quotidiennement dans un rapport de théâtre : ils tissent l’accompagnement en s’appuyant sur les fictions des résidents. Cette délicate humanité est très belle à observer au quotidien, elle l’est encore plus quand le théâtre devient central et crée un espace de fiction partagée.
Dr Laure Jouatel : En tout état de cause, cette expérimentation ne prétend pas apporter des réponses mais cherche à ouvrir le débat, à initier une réflexion collective. Alors certes, d’aucuns diraient que les patients Alzheimer ayant participé à la résidence étaient tous relativement autonomes, ce qui n’est clairement pas le cas de tous les malades. Il y a au sein des EHPAD des résidents très dépendants, polypathologiques, qui nécessitent des soins techniques lourds assurés par des professionnels formés. Pour autant, les questions posées au travers de l’expérimentation « Les Esprits Libres » sont universelles et s’appliquent à tous : il s’agit de réfléchir à ces lieux de soins, à la manière dont nous pourrions préserver le sens de la vie, y compris pour les personnes les plus sévèrement atteintes. Il nous faut sortir du débat sclérosant de ces dernières années, avec la dichotomie entre des EHPAD lieux de soins et des EHPAD lieux de vie.
Le mot de la fin ?
Bertrand Hagenmüller : Il nous faut également dépasser cette position un peu stérile, qui veut que le volet médical soit le seul légitime pour la prise en charge des personnes Alzheimer. Il est tout à fait possible de proposer un accompagnement médical sérieux, tout en préservant l’individualité des personnes, en mettant de la vie et de la joie dans leur quotidien. Pourquoi toujours opposer ces deux visions ? Ces personnes vivent encore, elles continuent de rire, de partager avec ceux qui les entourent. Arrêtons de sacrifier cette vie au prétexte de les protéger ! La réflexion que nous cherchons à initier est donc d’ordre éthique, philosophique, elle interroge aussi l’opposition entre le domicile et l’institution. Il y a ici tout un monde à inventer, une souplesse à trouver, des plans d’actions collectives à mettre en place. La marge de progression est énorme et bouscule sans doute de nombreuses certitudes, mais aussi les organisations, les modalités de financement, la division du travail. D’où la nécessité de porter également le débat au niveau politique.
* Voir l’article « Pathologies neuro-évolutives : l’exemplaire démarche SENS du Groupe LNA », publié dans Ehpadia #28 (juillet 2022, pages 08-11).
- Pour suivre le travail de Bertrand Hagenmüller, rendez-vous sur https://www.bertrand-hagenmuller.com
Article publié dans le numéro d'octobre d'Ehpadia à consulter ici